La verticale des ombres

L’hélicoptère décolle à la verticale, et je regarde mon ombre au sol prendre la tangente. Sa fuite me semble si rapide que j’ai l’impression de tomber vers le ciel. Le vacarme de la machine ne laisse aucun espace pour le doute. Le présent envahit l’attention, seule subsiste le paysage qui occupe mon regard comme on fait le siège d’une cité, et mon cœur qui bat sans que je ne puisse l’entendre.

Peu importe la science, voler relève et relèvera toujours de la merveille.

Nous n’allons pas loin, à peine une heure de vol. Ça me laisse le temps pour me préparer. Évidemment, je n’en fais rien. Alors je laisse errer mon regard, sans que rien vraiment ne l’arrête. Pendant une heure, tandis que mon corps ballote à plusieurs centaines de mètres du sol, ma pensée, elle, suspend son vol.

Au bout d’un moment, bercé par le balancement et la rotation monotone et circulaire des retors, je plonge dans un demi-sommeil qui n’est pas non plus vraiment un rêve éveillé. Les images se succèdent sans former un ensemble cohérent, narratif. Certaines sont issues de mes souvenirs, d’autres me semblent étrangères, c’est-à-dire étrange à ce qui fait ma conscience. Elles viennent de ces choses qui se logent au fond de nous depuis notre plus jeune âge, et qui y mènent une vie indépendante de la nôtre. Je me contente de les ignorer, autre façon de dire que je les accepte sans les questionner.

Je n’aime pas me remémorer. Se souvenir m’est un travail qui je me garde bien d’entreprendre. Il n’y a dans le passé ni réponse ni réconfort. Son or est en contre-plaqué, son sourire de contrebande, et sa mélancolie une contrefaçon. Le passé est un vin qui ne m’offre pas d’ivresse. Que veut dire « Je me souviens » sinon le fait que l’on réalise que ce qui fut n’est plus ? Se souvenir, c’est délaisser l’instant présent.

Parmi ces images qui me viennent et que je consomme passivement, une revient régulièrement, et retient mon attention. Au fond d’une petite ruelle, deux enfants se font face. Le sol n’est fait que de sable et de poussière. Les murs de terre aride et ocre. Le soleil en diagonale trace une ombre qui découpe la ruelle de part en part. L’enfant qui se tient dans la pénombre me fait face, et je ne vois que ses yeux qui reflètent la ruelle illuminée. L’autre se tient dans le soleil, et me tourne le dos.

Ils se font face, et je devine qu’il y a un enjeu, et que cet enjeu m’engage, moi, et l’univers tout entier. Ils se font face, et rien ne bouge, pas même le soleil. Cet instant dure une éternité. J’ai soudain l’impression d’être le témoin de quelque chose d’importance. Mais cette chose m’est cachée. Elle m’échappe. Et je ne peux rien d’autre sinon observer, impuissant, les deux enfants qui se regardent.

Mon téléphone portable vibre, brisant le sort. Il me surprend, je ne pensais pas que le signal pouvait passer à cette altitude. Je réalise qu’on est déjà en pleine descente vers l’héliport. Je ne réponds pas. À quoi bon percer le tympan de mon interlocuteur ?

L’appareil se pose en douceur, je vois mon ombre qui se précipite pour me rejoindre. Il me vient l’image d’un chien un peu fou qui, ayant couru tout du long pour me poursuivre, me regarde d’un air de reproche et la langue pantelante. Mais oui, tu m’as manqué mon ombre.

On me fait signe que je peux descendre. De la main gauche je remercie le pilote, de la droite je m’agrippe à la coque pour m’aider à m’extirper. Instinctivement, je baisse la tête, ce qui est ridicule, car même si je me tenais parfaitement debout, il me manquerait encore un peu moins de cinquante centimètres avant de pouvoir prétendre à la décapitation.

Une voiture aux vitres teintées m’attend, le joueur déjà m’ouvre la portière. Le téléphone vibre à nouveau. On va me demander si je suis prête, et je répondrai oui évidemment. Ai-je seulement le choix ? Et déjà s’échappe le souvenir des deux enfants, et de la ruelle de sable. De toute façon, je n’aime pas me remémorer.

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